Du silence au dojo, pour dire quoi ?

On croit toujours que, pour communiquer avec le partenaire, il est necessaire de parler. Les silences apparaissent souvent pesants, alors on raconte vite n'importe quoi, comme pour contrer une gêne diffuse.
Ainsi le langage parlé deviendrait-il dans nos dojo le moyen de communication privilégié ?
Pourtant les arts japonais, avec leur finesse, laissent percevoir que les mots non prononcés sont "les fleurs du silence"... - Jacques Bonemaison.

Si chacun admet volontier que la pratique de l'aïkido ne peut rythmer avec "agitation", en revanche il est rare aujourd'hui que le pratiquant parvienne à rencontrer et apprivoiser le silence.
Dès lors, faut-il céder à l'humeur du temps, ou bien accorder à ce silence énigmatique quelque place dans nos dojos ? Et s'il demeurait le préalable nécessaire à une pratique correcte ?

Le fou qui criait du haut de la montagne.

Sans doute ce thème n'est-il pas nouveau ?
Le maître Ch'an, Houang Po, dans la Chine du IXè siècle, contait déjà cette histoire : "Un niais criait en haut d'une montagne, mais l'écho de son cri montait dans la vallée; alors il descendit en toute hâte de la montagne à la recherche de l'auteur de ce cri; comme il ne vit personne, il poussa un second cri et l'écho cette fois-ci répondit de la cime. Alors il escalada à nouveau la montagne." L'histoire en Chine dit que cela dure depuis milles vies...

Du silence refusé... Au silence reconnu

Le silence ferait-il peur ?
Le bruit, devenu omniprésent, fait désormais partie intégrante de l'univers des humains qui, souvent ballotés entre ennui et distraction, on du mal à se trouver. Ils s'efforcent alors de combler ce manque fondamental par un fond musical "dynamisant", des discussions animées, des activités excitantes, autant de vains remèdes au stress qui érode les nerfs et fait vivre un état de tension difficilement compatible avec la sérénité que suppose notre dicipline.

Et, de manière lancinante, l'habitude finit par créer une forme d'inconscience, tandis que la culture du bruit engendre la peur de rencontrer le silence. C'est sans doute face au silence éloquent d'un vrai dojo que cette crainte inconsciente conduit les pratiquants, s'ils n'y prennent garde, (par exemple dans l'attente de l'arrivée du Senseï), à se perdre dans un brouhaha bien inutile, qui pourfend la sérénité du lieu.

Pourtant, parallèlement on se plaint de plus en plus du bruit en ville. Quand une situation devient plus sérieuse, on en appelle au silence, on invente les hôtels "relais du silence" pour offrir à la clientèle un séjour de meilleure qualité, les grandes décisions sont prises très souvent à l'issue de moments de silence.

N'est-il pas amusant aussi de noter que personne ne semble en fait se plaindre du silence qui règne dans une cave, silence quasi monastique qui accompagne la bonification, et permet un meilleur vieillissement des bouteilles ?...

On aime la neige qui tombe, silence blanc qui ravit le coeur de l'enfant, et rend l'adulte muet devant l'ineffable beauté du paysage.

Le silence, préalable nécessaire à une bonne pratique ?

Peut être cet ancien se reconnaîtra-t'il : lors de mon premier stage d'été (c'était en juillet 1971 à Ville-Franche-de-Rouergue) alors jeune débutant je pratiquais, avec un ancien sans doute, puisqu'il portait un hakama, mais inconnu pour moi. Or je fus immédiatement pplongé dans une ambiance de travail qui me fascina : les mouvements, bien que non maîtrisés pour moi, se succédaient sans parlotes, sans blocages, sans "arrêt sur image", sans que mon partenaire ne fasse montre de supériorité ni désir de vaincre. Après la séance, tandis que je relatais avec enthousiasme cette expérience, mon professeur me dit : "c'est..., il est 3ème dan".

Récemment j'ai revu cet inconnu d'alors et nous avons pratiqué ensemble, toujours silencieusement. Qu'y a t'il de nouveau ? Nous sommes maintenant tous les deux rangés dans la "catégorie" des hauts gradés. Notre pratique n'est pas identique, nos références ne sont pas les mêmes, nous n'adhérons même pas à la même fédération!... Et nous avons vécu durant cet instant une ambiance de travail faite de respect des diversités, sans jugement réprobateur devant quelques inévitables différences mal comprises. Merci donc à ce "vieil ancien".

Le silence éclaire le mouvement

Cette histoire qui devait demeurer banale, laisse entendre que, face à des conseils parlés, l'esprit opère une fixation, et notre art devient inerte. D'aucuns diraient "il se coagule". Bien sur, il demeure toujours possible de justifier le recours à maints remèdes pédagogiques, mais ils servent toujours à disséquer et le mouvement est mort. Car, en effet, un mouvement ne s'exécute pas, il se vit. Pour le vivre, on ne le découpe pas par des interruptions assassines : pour trouver la source de la vie du mouvement, il faut savoir trouver en soi ce silence subtil. C'est précisément dans ce moment de silence, moment privilégié vécu en pleine lucidité, que l'on peut découvrir et voir apparaître les racines du mouvement.

...et parle, à qui l'écoute.

C'est alors que le silence parle : l'atmosphère apaisée qui entoure le mouvement favorise la relation avec le partenaire. Et, paradoxe seulement apparent, la brutalité tout naturellement disparaît, car elle ne trouve plus sa place dans cette relation devenue fluide et légère. Ici le silence pourrait être l'aboutissement suprême du langage. Aboutissement et, pour le professeur, un compagnon-clé dans ses contacts avec les élèves : lorsque certains viendront confier leur moi, le professeur répondra avec un silence attentif, attitude créatrice qui, plutôt que de donner la "bequée", renvoie le pratiquant à lui-même. D'autres au contraire auront besoin de calmer leur cheval fougueux. Avec le silence qui n'offre aucune prise, le professeur sera en mesure d'arrêter leur mouvement devenu fou.

Mais, néanmoins, ce regard dans le domaine du non visible serait il devenu singulier, spécifique à la culture d'Extrême-Orient et inadapté dans ce monde qui grouille ? Faudrait-il même cantonner notre discipline au domaine exclusivement visible, "par précaution", par crainte d'éventuelles dérives fumeuses ou admettre tout bonnement comme Pascal que "Le silence infini nous effraie" ?

Claude Debussy, non asiatique mais bien français, non budoka mais musicien, virtuose dans l'art de suggérer avec douceur, écrivait après la composition de Pelleas et Mellissande : "Je me suis servi d'un moyen, le silence, comme agent d'expression, ce qui est peut être la seule façon de faire valoir les phrases".

Le silence et le mot juste : une union subtile.

Le silence attentif permet de coller au temps juste.
Au beau milieu de l'agitation quotidienne et du bruit déchirant, tout problème devient une montagne. Avec le silence, en soi, le même problème devient un élément parmi d'autres choses, car il ne colonise plus notre conscience. Le temps y revêt une autre dimension, et s'écoule selon un rythme où se déploie un état de réceptivité dont l'aïkidoka ne peut se dispenser : il lui permet notamment de trouver le bon "maï aï", cette distance juste qui ne se mesure pas en distance métrique, mais offre d'être au bon endroit au bon moment, rendant le temps et la vitesse insignifiants.

C'est dans ce contexte, avec cet état de réceptivité que l'on peut capter la source de l'attaque du partenaire et pratiquer réellement l'aïkido. Privée de cette dimension, la pratique demeure toujours possible mais elle exige alors un scenario avec attaque déterminée, position déterminée, point de départ formaté, bref un bon clonage qui, même revêtu d'un éventuel sceau officiel, ne serait que triste figurine, inapte à offrir aux pratiquants l'épanouissement dont notre discipline est porteuse.

C'est pourquoi le senseï, par nature tend à faire prendre conscience de l'importance du silence : lorsque (au risque de contrarier le gentil cartésien) il répond à une question par un silence, l'intensité de ce dernier nous invite à intégrer en nous-même la vérité plutôt qu'à en discourir.

Si vous lui présentez un ouvrage aux fins d'obtenir une dédicace, sans doute le senseï tracera-t'il de son pinceau les idéogrammes "I Shin Den Shin". Par ce message qui peut se traduire par "De mon coeur à ton coeur", le senseï invite l'élève à une communication silencieuse.

Quelques méthodes pour y parvenir

"Si ce que tu vas prononcer n'est pas plus beau que le silence, ne le dis pas." Ce précepte soufi ne vaut il pas pour l'aïkidoka dans sa démarche ?

- Comment se positionner avec un partenaire moins gradé ?
Qui n'a jamais entendu un débutant, après le cours, s'exprimmer ainsi : "Je voulais bien faire le mouvement mais je ne savais pas où aller...ses explications me déroutaient." Il est vrai que celui qui parle pour guider le mouvement se trouve limité par le système de sa propre langue, par ses propres codes, et son apparente bonne intention, en réalité souvent emplie d'ego, au lieu de conduire le mouvement, le fige.

Ainsi, plutôt que de prodiguer verbalement les précieux conseils, généralement mal perçus voire mal reçus, il revient au "plus gradé" de montrer simplement avec le corps, et le "plus débutant" suivra ce qui sera devenu une sollicitation.

Pour ce faire, il suffit pour le plus ancien de voir immédiatement dans son "jeune aïté" non pas un "aïkidoka au rabais"(classification non avouée, mais que trahit de temps à autres hagard et faussement absent de l'ancien lorsque, monté sur ses ergots, il feint d'ignorer le débutant qui tente de l'inviter), mais un partenaire à part entière avec lequel il va partager le plaisir de vivre l'Aïkido et (éventuellement) progresser.

- Créer l'atmosphère propice
Plutôt que de se satisfaire d'un local équipé "style japan", il convient de se mettre soi-même dans un état propice et se laisser envahir par une sérénité suffisament réelle et forte pour que toute agitation soit évacuée. La méthode traditionnelle veut que le geste qu'on appelle "balayer", vécu au début et en fin de cours, permette d'accomplir en solitaire un "nettoyage intérieur", et rompre ainsi avec la vision extérieure, très prosaïque, du balai en tant qu'outil désuet. Position adéquate, geste juste, rythme souple donnent en retour le calme et le recul tant recherchés.
L'exercice qui suit consiste à préparer et organiser le début de la séance pour que le silence soit offert au professeur lorsque celui-ci entre dans le dojo. Alors il devient possible de pratiquer, tout comme Monnet aimait peindre à Cheverny, dans ce qu'il appelait son "aquarium de sérénité".

- La touche du professeur.
Le professeur est amené ici à jouer un rôle spécifique, prendre la baguette du chef d'orchestre, non pour épancher glorieusement son "savoir technique", mais pour donner le rythme, "le ton de la symphonie" et contribuer avec bienveillance à l'amélioration de l'atmosphère déjà créée.
Il va, grace à cet environnement stable, pousser la dynamique vers de nouvelles limites qui aideront le pratiquant d'Aïkido tout comme le pratiquant de Kyudo, à s'oublier lui-même, oublier le temps, toute pensée, opinions et cultures acquises. C'est dans ce contexte que l'aïkidoka, approchant l'essence de notre art, devrait pouvoir atteindre sa vérité intime.
De la même façon et parallèlement, le professeur saura offrir des moments de convivialité en dehors des cours, où l'expression libre, sans faire dans le style "fête à neu-neu", rendra les échanges fructueux de nature à tisser des liens profonds et durables.

Le chant du silence à l'ombre du mot juste.

Le silence correctement initié va entourer la parole et la mettre en exergue, comme l'hiver, dans ses secrets, lentement invite le printemps, qui, soudain, émerge avec éclat et pureté. Au milieu du silence bien vécu, le mot devient un chant.
Grâce à cette attention qui donne la force et l'ampleur dont l'homme moderne a grand besoin, l'aïkidoka doit être en mesure de rencontrer et savourer le mot juste, approcher le sens du Kototama (littéralement : l'âme des mots") et ainsi réaliser ce que renferment les termes traditionnellement utilisés en Aîkido, en se nourrisant des nombreuses expressions léguées par le fondateur. Sans cette recherche et en se banalisant, l'Aïkido risque précisément de perdre son "âme" et l'aïkidoka, en s'engluant dans ce qui n'est pas essentiel, de perdre son temps.
Mais une fois apprivoisé, notre silence intérieur devient cette part personnelle qui ne se laisse pas mesurer. Il induit tout naturellement une meilleure perception eds choses, une osmose de l'écoute et de la parole, et pour le pratiquant de budo, le comportement adéquat.

En conclusion

Parmis les arts nobles, l'Aïkido reste une discipline qui offre de sortir de ce monde un peu fou pour aller à la découverte de soi-même à travers les arcanes du silence. A l'instar de la superbe formule qui rend un hommage vibrant à Mozart "Ce qu'il y a de merveilleux dans la musique de Mozart, c'est que le silence qui la suit c'est encore du Mozart", ne pourrait on ajouter : "Ce qu'il y a de merveilleux dans l'Aïkido, c'est que le silence qui précède le mouvement, c'est déjà de l'Aïkido" car en réalité... le secret de la maîtrise du mouvement..., que ce soit avec armes ou à mains nues, est bien (n'est-ce pas!) d'avoir un temps d'avance dans le silence de l'autre...

Source : Energie HS n°1 - Aïkido
Jacques Bonnemaison, 6ème Dan.